Sir Winston Churchill, a.k.a « le grand homme », militaire, journaliste, écrivain, historien, peintre, homme d’État, prix Nobel de littérature et « défenseur du monde libre »… Le bonhomme pèse. Il est aussi alcoolique, fumeur de havanes, désagréable et menteur, révélant une personnalité aussi complexe que torturée. Il s’est éteint un 24 janvier 1965, il y a cinquante ans.

« Nous sommes tous des vers, mais moi, je crois que je suis un ver luisant. » Pour introduire Winston Spencer-Churchill, j’aurais pu citer la réplique, plus célèbre, faite en 1936 au Premier ministre britannique de l’époque, alors qu’il n’est plus qu’un vieux député marginalisé : « L’histoire dira que vous avez eu tort dans cette affaire… Et si j’en suis certain, c’est parce que c’est moi qui l’écrirai ! »

La même ironie et la même prétention animent les deux citations. Mais je préfère la première, plus modeste et plus touchante, qu’un jeune Winston confie en 1906 à Violet Asquith, qui deviendra sa meilleure amie et accessoirement la grand-mère d’Helena Bonham Carter (Mme Tim Burton). À 32 ou à 62 ans, il sera toujours convaincu de briller par son génie et qu’il accomplira quelque chose de très grand dans sa vie. Jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, il ne sait pas vraiment quoi et essaie de marquer l’histoire par les armes, par sa plume et par son talent politique.

En 1936, malgré sa tirade prophétique, cela semble peine perdue… Mais, quand il est nommé – enfin ! – Premier ministre en 1940, il sait que ce moment est arrivé. Une fois la victoire acquise, l’historien Churchill (il a déjà écrit une dizaine d’ouvrages sur la Première Guerre mondiale et sur sa famille) s’attelle à la rédaction de ses Mémoires de guerre, un monument de la littérature britannique et de l’historiographie du conflit mondial.

Winston Churchill aura donc bien marqué l’histoire. Et puisqu’il en est le narrateur, il s’attachera à ce qu’elle lui soit favorable : jusque-là cantonné aux seconds rôles, il ne laissera rien ternir son heure de gloire. Anti-nazi et anti-communiste de la première heure, ultime défenseur de son peuple à qui il ne promet que « du sang, de la sueur et des larmes », celui qui s’impose aujourd’hui comme « LA » figure britannique dans l’imaginaire collectif, avec son air de bouledogue anglais, son cigare et son verre de scotch, est l’auteur de sa propre légende dorée.

Il oublie alors certains faits ou certaines opinions, n’hésite pas à présenter les choses selon ses intérêts politiques du moment… C’est bien là la difficulté de faire l’histoire tout en l’écrivant ! Un demi-siècle après sa mort, les historiens ont pris soin de revisiter le mythe, mettant en avant les contradictions et les erreurs de jugement d’un homme pétri d’ambition et d’orgueil, souvent opportuniste, habitué aux fiascos et qui n’a jamais vraiment fait l’unanimité auprès de ses concitoyens.

Je préfère retenir le parcours d’un jeune aristocrate à qui rien n’était promis, d’un élève dissipé et méprisé par son père, d’un « anti-conformiste mondain », lucide sur ses forces et ses faiblesses, travailleur acharné qui a toujours fait passer la gloire de sa nation – et la sienne – avant sa propre santé et au péril de sa vie.

« A-t-on déjà vu un homme doté d’un si beau style entamer la narration de si grands événements après avoir occupé de si hautes fonctions ? », demande François Kersaudy, l’un de ses biographes et traducteurs de ses Mémoires, en avant-propos de cet ouvrage qui vaudra à Churchill, en plus de ses discours, son Nobel en 1953. « La narration des exploits de l’un des trois plus grands hommes d’État du siècle, par l’un des trois plus grands écrivains anglais de l’époque » ajoute-t-il quelques pages plus loin.

Pour Philippe Conrad, directeur éditorial de La Nouvelle Revue d’Histoire, qui consacre la Une de son numéro janvier-février 2015 à Churchill, « la destinée » de ce dernier « témoigne du rôle majeur que peuvent jouer certains hommes d’exception pour orienter le cours des choses et affirmer, en des conséquences particulières, le chemin de la puissance ou la voie du salut pour une nation ou pour un peuple. »

Enfin, il faut citer De Gaulle qui, bien que souvent opposé à Churchill, le désigne comme «  le grand champion d’une grande entreprise et le grand artiste d’une grande histoire. »

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Churchill adore peindre pour se détendre dans les moments de tension et de déprime. Ici en 1943 à Genève. Il dira souvent : « Quand j’arriverai au paradis, je passerai mon premier million d’années à peindre pour m’améliorer. »
Cet article résumé au travers de ses citations les plus célèbres

Les Ducs de Marlborough, la blessure paternelle et la carrière militaire

      • Winston Churchill est issu des Ducs de Marlborough. Le 1er Duc, John Churchill, est un opportuniste, comme lui, qui marque l’histoire par ses succès militaires contre les armées de Louis XIV et la chanson Malbrough s’en va-t-en guerre.
      • Le père de Winston est un cadet qui laisse filer le titre de Duc et ne peut donc siéger à la Chambre des Lords avec les autres nobles. Pour faire de la politique, il devient député de la Chambre des Communes. Il méprise son fils et meurt alors que ce dernier a 21 ans. Churchill sera obsédé par la gloire et voudra prendre sa revanche sur la vie.
      • Il cherche d’abord à l’obtenir par les armes, se distinguant dans plusieurs campagnes militaires. Il devient également correspondant de guerre et rédige ses premiers livres sur les événements auxquels il assiste. Sa notoriété lui permet de se lancer en politique, dans les pas de son père.

Winston Churchill descend des Ducs de Marlborough : son ancêtre, John Churchill, est une figure de l’histoire anglaise de la fin du XVIIe au début du XVIIIe. Général et confident du catholique Jacques II Stuart, il n’hésite pas à trahir ce dernier en 1688, quand Guillaume d’Orange, prince protestant hollandais et également neveu et gendre de Jacques s’empare du pouvoir. Oui, neveu et gendre, c’est consanguin et plutôt dérangeant.

Disgracié en 1692, « regracié » en 1698, John Churchill s’illustre lors de la Guerre de Succession d’Espagne contre les armées de Louis XIV. Il obtient en 1702 le titre de Duc de Marlborough, bien aidé par sa femme qui est l’amie intime d’Anne Stuart, la dernière de la dynastie. S’il n’a pas de lien direct avec les cigarettes Marlboro, il reste célèbre grâce à la chanson Malbrough s’en va-t-en guerre. À nouveau déchu en 1711, il part vivre en Allemagne. Heureusement pour lui, pour le Royaume-Uni et le monde libre du XXe siècle, il devient proche du grand Électeur de Hanovre, futur George Ier d’Angleterre en 1714, qui le rétablit dans ses titres et ses biens : il aurait été plutôt drôle que Winston Churchill soit Allemand.

Bref, tout cela pour montrer qu’on a le flair dans la famille : John ou Winston, les deux ont toujours su être là au bon moment quand il s’agit du pouvoir, quitte à retourner un peu sa veste. D’abord conservateur, Churchill rejoindra en 1906 un gouvernement libéral, traversant « la salle », c’est-à-dire passant d’un côté à l’autre de la Chambre des Communes, l’organe législatif outre-Manche.

Le poids des ambitions paternelles

Son grand-père est le 7e Duc. Winston naît en 1874 au Blenheim Palace, demeure familiale et seul château britannique, hormis ceux de la famille royale, à porter le titre de palais. Son père, Randolph, fils cadet, laisse filer le titre et se fait un nom en tant qu’homme politique. Il mourra lui aussi un 24 janvier, en 1895, emporté par la syphilis.

« Aujourd’hui, nous sommes le 24 janvier. C’est le jour où mon père est mort. C’est le jour où je mourrai moi aussi » aurait-dit Churchill en 1953 selon son biographe Frédéric Ferney, auteur du récent essai Tu seras un raté mon fils !. On peut prendre cette citation comme une des innombrables prédictions mystiques de Sir Winston. Sans mettre en cause son « sens » de l’intuition, je préfère conjuguer le verbe mourir à l’imparfait et y voir l’aveu de la souffrance provoquée par le manque d’affection et de reconnaissance paternelle dont il sera victime. De nombreux auteurs en font d’ailleurs le moteur de la quête de gloire de Churchill.

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1881 / 1889, avant d’entrer à l’école puis à Harrow

Avec un père plus intéressé par sa vie politique que par sa vie familiale et une mère, fille d’un riche magnat des médias new-yorkais, attirée par les mondanités, le jeune Winston a une enfance solitaire. Plus tard, il dira du premier qu’il a « grandi dans la poche de son gilet, oublié comme un penny » et de la seconde qu’elle « brillait comme l’étoile du soir ; je l’adorais, mais de loin ». En bon enfant pourri gâté, il est dissipé en cours et s’intéresse peu à l’école. Dans une lettre à sa mère, il écrit à 12 ans : « lorsque je n’ai rien à faire, ça ne me dérange pas de travailler un peu, mais lorsque j’ai le sentiment qu’on me force la main, c’est contraire à mes principes. » On imagine mal qu’il a des problèmes d’élocution et que son père lui dira : « ce que tu écris, mon pauvre Winston, est stupide. » Il lui reproche son orthographe et son « style pédant d’écolier attardé. »

Ses résultats sont insuffisants pour qu’il puisse envisager des études en droit ou en politique. Selon Churchill, son père l’oriente vers une carrière militaire après une inspection de son armée de soldats de plomb : « les troupes étaient disposées en formation d’attaque réglementaire. Avec un œil expert et un sourire fascinant, mon père a passé vingt minutes à étudier la scène (…) Après quoi il m’a demandé si j’aimerais entrer dans l’armée. (…) Pendant des années, j’ai pensé que mon père, fort de son expérience et de son intuition, avait discerné en moi les qualités d’un génie militaire. Mais on m’a dit par la suite qu’il en avait seulement conclu que je n’étais pas assez intelligent pour devenir avocat. » Il n’est pourtant pas un cancre et excelle en histoire, en géographie et en français, une langue appréciée en grand francophile.

Churchill, ses discours et ses gaffes en français et les limites de la francophilie : le drame Mers el-Kébir

Ses bulletins scolaires ne lui permettent pas d’entrer au prestigieux Eton College, une première dans la famille qui achève de dépiter son père. Il intègre Harrow en 1888, une école moins cotée mais qui reste quand même l’une des meilleures au monde, preuve s’il en faut que la naissance, le pouvoir et l’argent l’emportent souvent sur le simple mérite. Même à Harrow, il reste désinvolte et sélectif dans les matières où il brille. Alors que les meilleurs élèves apprennent le grec et le latin, il doit subir des cours de rattrapage en anglais. Ironiquement, c’est là que le jeune Winston tombe amoureux des mots.

Une courte mais intense carrière militaire

S’il remporte plusieurs titres d’escrime (il sera aussi plus tard en Inde un très bon joueur de polo, ce qui contraste avec son célèbre « no sport », censé expliquer sa longévité), il échoue deux fois à son examen d’entrée à l’Académie militaire de Sandhurst, qu’il finit par réussir en 1893, terminant 92e sur 102.

C’est insuffisant pour entrer dans la prestigieuse infanterie royale et il devra choisir la cavalerie, au grand dam de son père. Deux ans plus tard, il aura fait bien des progrès en sortant 8e sur 150 de sa promotion. Malheureusement, son père décède quatre semaines plus tôt. Comme pour tant d’autres grandes figures, le paternel n’aura jamais l’occasion d’être fier de son fils et ne saura jamais quel génie et quelle empreinte celui-ci laissera dans l’histoire. Chienne de vie.

Ces difficultés, Churchill en fait une force. L’occasion de mettre en avant ma citation préférée : « le succès, c’est d’aller d’échec en échec sans perdre son enthousiasme. »

Promu lieutenant, Churchill développe dans un premier temps un désir de gloire militaire. Dès 1896, il demande à être envoyé à Cuba, où des rebelles cherchent à s’émanciper de la tutelle espagnole. Il y connait son baptême du feu avec les troupes loyalistes, envoie un premier compte-rendu au Daily Graphic, prémices de sa carrière parallèle de journaliste correspondant de guerre, et surtout rapporte dans sa valise une bonne grosse provision de havanes.

Femme, cigare, alcool : Churchill, un homme fidèle en amour et en excès

La même année, il part pour l’Inde, joyau de l’empire colonial britannique. Il s’y fait agréablement mais royalement chier. Isolé dans le confort des officiers coloniaux, il lit les grands auteurs historiques (Gibbons), philosophiques et politiques (Platon, Aristote, Pascal, Saint-Simon, Schopenhauer) et économiques (Smith, Malthus), rattrapant le retard pris pendant ses études. Il en vient à se rêver suivre les pas de son père, plusieurs fois ministre. Dès qu’il sort dans la rue, il a l’occasion de se forger une profonde conviction impérialiste : il critique les Indiens et leur odeur de curry, est malade de ne boire que du thé à cause de l’eau non-potable et est atterré par la misère et la corruption qui y règnent. De toute évidence, il est nécessaire de prendre en main ce peuple pour l’amener au niveau de civilisation des Britanniques.

Une trentaine d’années plus tard, c’est au sujet de l’Inde qu’il rompt avec les conservateurs (il retrouve son ancien camp en 1925 pour devenir ministre), quelques mois après avoir perdu les élections de mai 1929. Contrairement à la nouvelle opposition dont il fait partie, il est contre la libération de « M. Gandhi » – dans ses Mémoires, publiées au moment de la mort de celui qui est désormais une icône mondiale – « ce fakir (…) à demi-nu » – comme il le désigne en 1929… – chef de file du parti nationaliste indien venu négocier à Londres le passage de la colonie sous le statut de dominion (état indépendant mais membre du Commonwealth). Cette rupture annonce une longue traversée du désert qui dure dix ans, jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, et qui verra Churchill absent de l’exécutif.

Mais dans l’Inde de la fin du XIXe siècle, le jeune officier qu’est Winston Churchill n’a jamais croisé Gandhi et s’efforce de participer à la pacification du pays. En 1897, son régiment mène une offensive contre les pachtounes du Malakand, à la frontière entre les actuels Pakistan et Afghanistan. Il se bat dans la région pendant plus d’un mois et voit la mort de très près, expérience dont il tire son premier récit, Le Siège de Malakand, publié l’année suivante sous le nom The Story of the Malakand Field Force. Le livre, ainsi que les articles publiés en tant que correspondant de guerre, lui valent une reconnaissance critique. Pour Churchill, une chose est sûre : l’armée c’est bien mais un peu dangereux et il se lancera dans la politique à la première occasion.

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1895, à l’académie militaire / 1898, en Afrique du Sud

Il souhaite cependant effectuer une dernière pige au Soudan, où l’armée de Sa Majesté est tenue en échec par les rebelles musulmans. Après une interminable remontée du Nil, dont il se souviendra au moment de nommer un nouveau récit de ses aventures (La Guerre du fleuve), il débarque à Omdourmân et combat le 2 septembre 1898 à la bataille du même nom. Il participe selon la légende à la dernière charge de cavalerie notable de l’histoire de l’armée royale. La classe.

Après l’échec de sa première tentative pour être élu député, Churchill décide de reprendre du service en tant que correspondant de guerre et part pour l’Afrique du Sud, où le Royaume-Uni entre en guerre contre les « États boers », ces républiques créées par des colons hollandais. Mais il a une vision particulière du rôle de correspondant de guerre : déjà tenté de participer aux histoires qu’il raconte, il n’hésite pas à combattre ; est fait prisonnier ; s’évade ; sauve la vie d’un général… Un moment pressenti pour obtenir la Victoria Cross, plus haute distinction britannique, on en vient à se demander quand il a le temps de rédiger ses articles. Ces derniers, regroupés dans un recueil paru en 1900 sous le nom De Londres à Ladysmith, via Pretoria, ainsi que le récit de son évasion, lui assurent une notoriété utile pour lancer véritablement sa carrière politique.

Il dira alors : « la politique est tout aussi exaltante que la guerre… Et bien plus dangereuse : là où vous êtes sûr de ne mourir qu’une fois à la guerre, vous pouvez mourir plusieurs fois en politique. »

L’homme de lettre, le ministre et le chef de guerre

        • À l’aube du XXe siècle qu’il marquera d’une trace indélébile, Winston Churchill est auréolé du statut de jeune officier courageux et de reporter de guerre intrépide. Si sur le terrain, ses succès militaires sont sans équivoque, on verra qu’une fois au pouvoir, il aura moins de succès au niveau stratégique, son imagination fantasque se heurtant souvent aux réalités de la guerre.
        • Par ailleurs, Sir Winston s’affirme comme un grand écrivain. Il excelle dans les œuvres biographiques portant sur sa famille, son père et son ancêtre John Churchill, mais surtout sur sa propre vie, qu’il mêle aux grands événements de son temps. Il donne naissance à un genre très churchillien, qui caractérise Le Siège de Malakand, La Guerre du fleuve, The World Crisis, où il raconte la/sa Première Guerre mondiale, et bien sûr ses Mémoires. De « brillantes autobiographies de Winston déguisées en histoire de l’univers » dira un Premier ministre britannique.
        • C’est dans l’arène politique que Churchill affirme sans doute le plus son style, par ses discours marquants et ses réparties cinglantes. Plusieurs fois ministre, il connait les deux guerres les plus importantes de l’histoire de l’humanité, auxquelles il doit une grande part de sa légende. Car en temps de paix, les actions de Churchill laissent un souvenir mitigé.

En 1900, élu de justesse député, Winston Churchill a déjà de solides opinions politiques. Il adhère totalement au dogme du parti conservateur en matière d’impérialisme et de nationalisme britannique, insistant sur l’importance de la politique maritime du pays, mais, fait original, se rapproche des libéraux dans le domaine du social, considérant « l’amélioration de la condition ouvrière britannique comme le but principal d’un gouvernement moderne. » Adepte du libre-échange comme outil de la puissance commerciale du pays, il s’oppose de plus en plus à son propre camp et envisage de retourner sa veste pour se rapprocher du pouvoir, chose qu’il fera dès 1904.

Un second rôle sur la scène politique

Ministre du Commerce en 1908, puis de l’Intérieur en 1909, il œuvre pour la création d’un salaire minimum, d’une pension pour les chômeurs, d’un système de retraite et d’un système de sécurité sociale. Premier « flic » du pays, il n’hésite pas à se rendre sur le terrain lors d’affrontements et est confronté à l’émergence des suffragettes, ces militantes féministes qui réclament le droit de vote. Bien qu’il propose un référendum sur le sujet, puis qu’il œuvre pour que les femmes obtiennent de meilleurs salaires durant la Première Guerre, l’opinion publique garde de lui l’image d’un misogyne.

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Churchill assiste à une prise d’otage en tant que ministre de l’Intérieur. Il cherchera toute sa vie la proximité du danger.
Vous êtes ivre M.Churchill !

Il est ensuite nommé Premier Lord de l’Amirauté (ministre de la Marine) et prend la bonne décision de mobiliser la flotte avant le début de la Première Guerre mondiale, puis d’investir dans le développement des premiers chars d’assaut, mais doit démissionner après plusieurs bourdes. Sa présence dans le port d’Anvers en Belgique, alors que la ville est assiégée, rappelle à ses compatriotes le comportement de Churchill lorsqu’il était ministre de l’Intérieur. En voulant être aux premières loges, il attire sur lui l’attention et est désigné responsable de tous les échecs. La résistance d’Anvers sera cependant jugée bénéfique par les historiens.

Mais c’est une autre opération, dont il passera longtemps pour le principal promoteur, qui va le mettre en difficulté : les Dardanelles, l’un des deux détroits qui séparent, avec le Bosphore (Istanbul), la Méditerranée et la Mer Noire, sont la cible de l’une des premières opérations amphibies de l’histoire. En 1915, on décide d’attaquer la Turquie, alliée de l’Allemagne à Gallipoli. Ce qui doit être une opération éclair dure finalement plus de six mois, pendant lesquels 200 000 hommes perdent la vie, sans même réussir à passer la plage ! Churchill doit quitter le gouvernement, bien qu’il soit dédouané par une enquête à la fin de la guerre.

Il servira un temps sur le front français en tant que colonel, trouvant sous les bombes « un bonheur et un contentement » qu’il n’avait plus connu depuis longtemps, avant de redevenir ministre de l’Armement en 1917. Critiqué alors, réhabilité ensuite, il a globalement une action positive pendant le conflit.

Lors du Traité de Versailles, il est l’un des rares à prôner l’indulgence envers l’Allemagne tandis que se profile la menace communiste. Mais ses actions futures en tant que ministre sont critiquables. Secrétaire d’État aux Colonies libéral en 1922 et Chancelier de l’Échiquier conservateur de 1925 à 1929, il s’attire l’inimitié des deux camps. Au sujet de son énième changement d’alliance, il dit avec cynisme : «  n’importe qui peut être un lâcheur, mais il faut une certaine ingéniosité pour l’être à nouveau. »

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Personne n’a l’air convaincu par cette veste

Aux Colonies, il valide notamment le partage des anciennes possessions ottomanes avec la France, autorisant la création du royaume d’Irak et le recours d’armes chimiques contre la minorité rebelle kurde… Aux Finances, il laisse un bilan mauvais, contrairement à ce qu’il écrit dans ses mémoires : «  d’un point de vue économique et financier, la masse de la population était manifestement plus prospère (…) à la fin de notre mandat qu’à son début. Voilà un résultat modeste, mais incontestable. » En réalité, si Churchill emploie son style à la défense des valeurs qui lui sont chères, comme celle de l’entrepreneuriat (« Certains considèrent le chef d’entreprise comme un loup qu’on devrait abattre, d’autres pensent que c’est une vache que l’on peut traire sans arrêt. Peu voient en lui le cheval qui tire le char ») il restera associé à la malheureuse réévaluation de la livre sterling, permettant à la monnaie britannique de « regarder à nouveau le dollar dans les yeux » selon l’expression alors en vogue, mais qui précipite une baisse des exportations, une sérieuse déflation et des grèves massives de protestation contre le chômage en 1926. Après 1929, Churchill s’enfonce dans la marginalité, décrié par ses anciens collègues tant conservateurs que libéraux, ainsi que par les travaillistes / socialistes, qu’il assimile souvent aux communistes qu’il déteste comme la plupart des totalitarismes.

Churchill et ses rapports ambigus avec les régimes dictatoriaux

Il s’étrangle quand l’Angleterre et l’Allemagne signent le traité naval permettant au IIIe Reich de développer à nouveau une marine, contrairement à ce que prévoit le Traité de Versailles. La marine, outil séculaire de la puissance britannique, c’est le bébé de Churchill et il ne tolère pas qu’elle puisse être concurrencée, surtout par un régime en plein réarmement, qui profite de la peur d’un nouveau conflit mondial pour agir en toute liberté. En contrepartie, il pèse de tout son poids politique pour que l’Angleterre investisse dans son armée de l’air, à la hauteur de ce que fait l’Allemagne. Le glorieux épisode de la « bataille d’Angleterre » lui donne raison.

Hitler, un marchepied vers la gloire

Churchill ne s’engage à fond dans la lutte contre l’Allemagne nazie que quand il est certain de l’imminence de la guerre. Ce sera chose faite en 1938, après la signature des accords de Munich, censés voir « la paix sauvée pour une génération » selon le Premier ministre Chamberlain. En réalité, ces accords, qui marquent l’abandon de la Tchécoslovaquie à Hitler, renforcent les certitudes du dictateur sur le fait que l’Angleterre et la France ne bougeront pas en cas de guerre. En six ans, il a pu remilitariser le pays, retrouver et même étendre ses frontières sans que personne ne bouge. Churchill s’exclame alors devant les autres députés : « Vous aviez le choix entre la guerre et le déshonneur. Vous avez choisi le déshonneur, et vous aurez la guerre. Ce moment restera à jamais gravé dans vos cœurs. »

L’un des passages les plus célèbres de ses Mémoires concerne également cet épisode : « c’est ainsi que la malveillance des méchants se renforça de la faiblesse des vertueux. »

Considéré comme un oiseau de mauvais augure mais lucide quant à la tragédie qui se prépare, Churchill veut apparaître comme le plus féroce adversaire d’Hitler, conscient que l’opinion publique ne tardera pas à se retourner en sa faveur. Pari gagnant : il redevient ministre de la Marine deux ans plus tard (« Winston is back « ), puis Premier ministre lorsque Hitler est en passe de s’imposer en France et qu’on cherche un homme relativement « neuf » (Churchill n’est pas responsable de la politique des dix dernières années) pour mener un gouvernement d’union nationale.

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En 1945, Churchill écrit « un cadeau pour Hitler » sur un obus prêt à être tiré sur l’Allemagne.

Pendant cinq ans, il sera un leader admirable, contraint aux manœuvres les plus subtiles pour imposer ses vues aux Américains et aux Russes. Sans revenir sur le conflit (on en serait quitte pour 30 000 autres signes !), il est important de rappeler ce que nous devons à Churchill : l’honneur de la France préservé, alors que Roosevelt et Staline nous considéraient comme une nation de vaincus et de collabos.

Il joue sur la menace soviétique pour convaincre les Américains de s’appuyer en priorité sur le Royaume-Uni, au sein d’un grand ensemble anglo-saxon, et de ne pas laisser une Europe en ruine à la merci de l’ours communiste. Quand un énième plan de gouvernement mondial d’après-guerre prévoit la suprématie de quatre pays (États-Unis, Russie, Royaume-Uni et Chine), Churchill s’exprime en faveur de « la restauration de la splendeur d’une Europe mère des nations modernes et de la civilisation », avant d’appeler la création des « États-Unis d’Europe. » Grâce à lui, autant si ce n’est plus qu’à De Gaulle, la France obtient un siège permanent au futur conseil de sécurité de l’ONU.

Et si Churchill est parfois écarté des discussions, c’est en partie du fait de son caractère : souvent emporté par ses émotions, son orgueil et son imagination, Sir Winston n’aura de cesse que de proposer des « initiatives stratégiques hasardeuses, précipitées et potentiellement catastrophiques » selon les mots de François Kersaudy, son biographe. Le souvenir de Gallipoli et des Dardanelles, noms souvent scandés dans ses meetings d’entre-deux guerres, reste vivace, et les plans de Churchill pour un débarquement en Norvège en 1943 ou dans les Balkans en 1944 prouvent au commandement allié que le Premier ministre est inapte en matière de stratégie militaire globale. Ces projets avortés caractérisent le bouillonnant personnage, toujours en quête de gloire.

Ses Mémoires de guerre lui rapportent 40 millions de dollars

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Avec Roosevelt et Staline à Yalta, ils décident du sort d’Hitler, de la répartition de l’Europe et du nouvel ordre mondial à mettre en place.

Si le deuxième conflit mondial n’avait pas eu lieu, l’homme politique Churchill se serait sans doute totalement effacé derrière l’écrivain Churchill. Qui sait ce qu’il aurait trouvé à écrire ? Heureusement, la Seconde Guerre mondiale lui offre le matériel pour produire sa plus grande œuvre, lui qui avait un accès privilégié aux informations et aux grands acteurs du conflit. Il n’oubliera jamais cette facette de sa personnalité, même pendant la guerre : Chamberlain, Premier ministre en 1940 quand Churchill est en charge de la Marine, se plaint des lettres « interminables » que lui envoie son ministre alors qu’ils se voient tous les jours, avant de confier à sa sœur : « on pourrait estimer que ce n’est pas indispensable, mais bien entendu, je me rends compte que ces lettres sont destinées à être un jour citées dans le livre qu’il écrira après la guerre. » De même les fonctionnaires travaillant sous ses ordres avaient l’habitude de s’écrier « encore une pour les Mémoires ! » en recevant ses notes !

Churchill nous fait vivre le conflit de l’intérieur mieux que personne, dans un style unique, se laissant parfois aller à un semblant d’émotion, mais toujours avec le même flegme et le même humour typique. Voici par exemple ce qu’il pense au moment où il apprend la tragédie de Pearl Harbor, alors qu’il attend l’entrée en guerre des Américains depuis plus d’un an et demi et qu’il vient de déclarer la guerre au Japon : « Après Dunkerque ; après la chute de la France ; après l’horrible épisode de Mers el-Kébir ; après la menace d’invasion, lorsque, la marine et l’aviation mises à part, nous étions un peuple pratiquement désarmé ; après la lutte féroce contre les sous-marins, la première bataille de l’Atlantique, gagnée d’extrême justesse ; après dix-sept mois d’un combat solitaire (…) nous avions gagné la guerre. L’Angleterre survivrait, la Grande-Bretagne survivrait, le Commonwealth des nations et l’empire survivraient. (…) Une fois de plus dans la longue histoire de notre île, quoique meurtris et mutilés, nous allions ressurgir, saufs et victorieux ; nous ne serions pas anéantis ; notre histoire ne s’achèverait pas ; nous n’aurions peut-être même pas à mourir en tant qu’individus. » Un second degré churchillien, renforcé à la page suivante, lorsqu’il reproduit le communiqué envoyé à l’Ambassadeur du Japon, lequel comporte les formules de politesse courantes, et dit : « d’aucuns se sont offusqués de ce style cérémonieux ; mais après tout, quand vous devez tuer quelqu’un, rien ne coûte d’être poli. »

L’écrivain Churchill, c’est un total de 37 ouvrages, 400 articles et 3000 discours. Il est considéré comme l’un des auteurs ayant gagné le plus d’argent, tandis que ses seules Mémoires lui rapportent au minimum 40 millions de dollars. Les mots de Churchill résonneront pendant longtemps en Europe, son discours de Fulton en 1946 restant dans les annales par sa dénonciation du « rideau de fer » qui s’est abaissé sur l’Europe. Revenu aux affaires de 1951 à 1955, Churchill, sur le plan international, s’emploie à maintenir l’unité de l’empire, lui qui regrette l’indépendance de l’Inde, accordée par le gouvernement précédent et à laquelle il s’est toujours opposé. Il prend l’habitude de dire : « j’aurais pu défendre l’empire britannique contre n’importe qui, sauf les Britanniques. »

Il a aussi à cœur de chercher à apaiser les tensions Est-Ouest, alors que son pays est directement menacé par la proximité du bloc soviétique. Jusqu’en 1953 et la mort du dictateur, il pense pouvoir user de sa relation personnelle avec Staline pour l’amener à coopérer. Le 11 mai 1953, il en appelle même à l’ouverture avec l’URSS, afin d’assurer « la paix à notre génération. » Ironiquement, Churchill emploie les mots qu’il avait critiqués au moment de la signature des accords de Munich avec Hitler. Tout comme les dirigeants anglais de l’époque ignoraient la nature d’Hitler, Churchill ne perce jamais vraiment celle de Staline, sa paranoïa et le fonctionnement du système soviétique. Ce sera sa dernière et l’une de ses rares erreurs de jugement.

Après une vie menée à un train infernal (son garde du corps, Walter H.Thompson, qui accompagne Churchill entre 1922 et 1945, estime dans ses mémoires avoir fait près de 320 000 kilomètres en sa compagnie…), Winston Churchill se remet difficilement d’une attaque en 1953, mais reste Premier ministre jusqu’en 1955 et député jusqu’en 1964, à l’âge de 90 ans. Il est le seul député à avoir remporté une élection sous le règne de la reine Victoria (1837-1901) et celui de son arrière-arrière-petite-fille Elisabeth II (depuis 1952) ! Churchill termine sa vie en voyageant et en peignant, comme il l’a toujours fait, même durant les heures les plus sombres de la guerre. Il meurt d’une nouvelle attaque, exactement 70 ans après le décès de son père.

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Churchill et sa femme Clementine. Une des dernières photos, toujours avec son traditionnel nœud papillon, symbole plus discret et élégant du « grand homme ».

L’histoire de Winston Churchill, c’est l’histoire de notre monde qui s’emballe, écartelé entre une dernière charge de cavalerie menée aux confins de l’Afrique et l’explosion de la première bombe atomique, le lent déclin de l’empire britannique victorien et l’éclosion d’un monde bipolaire, séparé par son fameux « rideau de fer ». C’est aussi, à l’instar de De Gaulle, l’un des derniers géants de la politique, à la fois homme de lettres et d’action. Et tout comme le général en France, il bénéficie toujours d’une sorte d’aura dorée, qui éblouit tellement qu’elle empêche de vraiment s’approcher pour regarder en détail les aspérités des personnages, leurs défauts et leurs erreurs.

« Pour un homme qui a occupé la première place sur la scène du monde avant que sa figure s’estompe dans la pénombre de la retraite, la mort est une résurrection », disait Paul Reynaut, ancien dirigeant français, au moment de la disparition de Churchill dans les colonnes du Figaro. Cinquante ans plus tard, le mythe est toujours vivant.

Sources :

Mémoires de guerre, 1919 – 1941 et 1941 – 1945, par Winston S.Churchill, traduction de François Kersaudy pour la collection Texto (2013).

Le monde selon Churchill. Sentences, confessions, prophéties, reparties, par François Kersaudy, même collection (2014).

Tu seras un raté mon fils! Churchill et son pèrepar Frédéric Ferney chez Albin Michel (2014).

La vérité sur Churchill, dossier de La Nouvelle Revue d’Histoire, numéro 76 (janvier-février 2015).

Photos : Times (l’image de une n’est pas un selfie (désolé) mais une publicité retouchant une photo originale de Churchill), Getty images, Wikimédia, Imperial War Museum, US Library Congress.

Journaliste, diplômé en économie et en histoire, j'ai fait mes classes au service sport du quotidien La Marseillaise avant de tomber dans le Web et l'actualité du numérique. Avec Snackable, je vais essayer de vous faire partager ce qui me passionne ou m'interpelle.

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